Bleus d’Okinawa

Bifuu est un ovni éditorial, une plateforme pour les photographes d’Okinawa hier, un rêve de collectionneur aujourd’hui, une série de 12 magazines, un laboratoire de techniques de reproduction qui nous fait redécouvrir le blueprint et ses nuances insolites de bleu électrique, outremer, denim, indigo, saphir sur la page blanche. Une aventure racontée par Nobue et Clément Kauter du Plac’art Photo.

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D’où vient Bifuu ?
Kenshichi Heshiki et Tatsuhiko Kano sont les deux fondateurs de Bifuu, une expérience qui duré 5 ans de 1985 à 1990. Le magazine est issu du collectif photographique Aman, crée au milieu des années 70, un peu le pendant made in Okinawa de CAMP, le collectif de photographes et sa mythique galerie fondée par Daido Moriyama et Keizo Kitajima en 1979. Originellement, Aman était composé de 9 membres, le collectif a splité assez rapidement donnant naissance à une autre entité : Nujun à la fin de l’année 1978. Les photographes de Nujun ont commencé à utiliser une sorte de diazographie nommée aoyaki au Japon, cette technique de reproduction peu couteuse au rendu bleu proche du blueprint utilisé pour les plans et dessins techniques…
Inspirés par ce mouvement, Heshiki et Kano, ont lancé Bifuu, une plateforme pour publier des photographes d’Okinawa, un magazine réalisé artisanalement avec sa couverture en woodblock print [gravure sur bois]. Bifuu a publié 12 numéros, en mêlant les techniques d’impression et reproduction comme la sérigraphie, la diazographie donc, la xérocopie, le dessin, la gravure sur bois ou xylogravure, pour les premiers numéros, limités à une centaine d’exemplaires. Bifuu aura ensuite recourt au offset avant de revenir pour le dernier numéro à une fabrication artisanale. Chaque photographe choisissait ses sujets : un combat de coq, le voyage à Philadelphie de Mao Ishikawa, des vues de Taïwan… Le nombre pages était libre aussi.
Beaucoup des photographes qui ont publié dans Bifuu, sont passés par les workshops que Shomei Tomatsu donnait à Okinawa dans les années 70. L’impression de fascicules à la fin des workshops ont probablement fait germer l’envie chez ses élèves de créer leurs propres supports… Sa vision, son intérêt pour le quotidien ont ouvert le travail des photographes d’Okinawa plus tourné vers le photojournalisme, et l’engagement politique.
L’arrière plan historique devait être pour beaucoup dans cet engagement et cette contestation…
Evidement, il faut se souvenir qu’Okinawa était sous occupation américaine de 1945 jusqu’en 1972. Les Japonais avaient besoin de passeport pour s’y rendre, le dollar avait remplacé le yen… L’île était une partie du Japon sans l’être. De nombreuses bases militaires s’y sont installées, elles ont assuré l’hégémonie américaine dans le Pacifique. Elles ont évidement joué un rôle majeur lors de la guerre du Vietnam. Après la rétrocession de l’île, Okinawa est redevenue japonaise mais les bases sont restées, elles sont toujours là, avec leur lot de nuisances, et donnent encore aujourd’hui lieu a des échanges tendus entre Naha [la capitale d’Okinawa] et Tokyo.
Y a-t-il aujourd’hui un héritage Bifuu ?
L’héritage Bifuu est resté dans des malles pendant 30 ans, il en sort seulement ! Jusque là seuls quelques spécialistes de Tokyo connaissaient l’existence du magazine dont un numéro apparaissait de temps en temps sur le marché. Ryuichi Kaneko, une autorité sur l’histoire du livre de photographie japonais est entrain de préparer un nouveau bouquin dédié aux revues et magazines photographiques. On commence seulement à défricher ! Lorsque nous avons commencé à montré le fruit de nos recherches, de jeunes photographes comme Daisuke Yokota étaient soufflés par la singularité de la série. C’est que Bifuu participe à sa manière au débat très actuel sur le DIY en édition, l’autoédition, l’objet éditorial fabriqué artisanalement en série très limitée. Sa modernité est là, intacte et sa signature, c’est ce blueprint, sa palette de bleu qui a si bien traversé les années.

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