Manila Gothic
Photographie médico-légale et street art pour montrer la face cachée de la « Guerre contre la drogue » aux Philippines et remédier « au silence des images. »
Qu’est-ce qui est gothique dans les événements et les situations que tu as choisi de relater dans ta série ?
La morbidité de la « guerre contre la drogue » aux Philippines, c’est l’intrusion du funeste, de l’horrible dans la vie réelle, c’est gothique! L’appareil photo de médecine légale à spectre complet que j’ai utilisé a introduit une tonalité étrange et surnaturelle dans mon travail qui est raccord avec l’esprit gothique. Les couleurs et la façon dont l’appareil photo restituent la réalité étaient littéralement invisibles à l’œil et au-delà ou de la perception humaine.
Tu as travaillé sur cette série durant une pause dans la tristement célèbre « guerre contre la drogue » initiée par le Président Duterte. Les Philippins se sentaient-ils dans l’œil du cyclone ?
Mon expérience est et a été très différente de celle des photographes philippins qui ont vécu et travaillé quotidiennement pendant la « guerre contre la drogue ». Je ne photographiais pas la nuit car mon appareil nécessitait une quantité considérable de lumière. Je n’ai jamais eu l’impression d’être « l’oeil du cyclone » comme tu dis. Pendant la réalisation de Manila Gothic, je ne me suis jamais rendu sur une scène de crime active. Ce n’est que pendant Dead to Rights, plus tard que j’ai vu mon premier cadavre sur une scène de crime. Une seule fois a suffi. Ce que j’ai vu plus tard, c’était le corps de Nikki Mercardo. Son cadavre a été retrouvé dans une pente et son sang et son cerveau ont donc coulé les long de la pente pour se retrouver dans un caniveau.
Je n’ai pas choisi délibérément d’y aller pendant une trêve des exécutions. Il se trouve que c’est le moment où j’ai pu me permettre d’acheter mon billet d’avion et de mettre en chantier Manila Gothic. À ce moment-là, James Nachtwey, Daniel Berehulak, avaient déjà réalisé leurs sujets multi-primés.. Quand je suis arrivé, c’était Manille comme d’habitude, à l’exception des milliers de personnes qui avaient été tuées depuis ma dernière visite. Les choses semblaient normales pendant la journée. Je pense que la caméra que j’ai utilisée a contribué à montrer que la mélancolie persiste et que le traumatisme invisible demeure.
En effet, tu ne montres pas les cadavres, mais les portraits des victimes tenus par leurs proches ou les lettres écrites par leurs familles aux défunts.. Tu sembles recueillir des fragments des séquelles de cette guerre. Manila Gothic est-il une sorte de deuil, ta contribution au deuil national ?
La nation est-elle en deuil, un deuil national est-il un deuil ? Je ne sais pas. La société philippine semble divisée sur le sujet. J’ai entendu dire que des amis et familles ont été complètement déchirés autour de cette problématique de guerre contre la drogue. C’est une guerre contre les pauvres et certains membres de la société philippine ne ressentent aucune compassion envers les pauvres et ceux qu’ils jugent inutiles, stupides, irresponsables, irrécupérables… Je collecte des fragments et des éphémères pour personnaliser les images et offrir une sorte d’élément auditif au silence des images. C’est l’une de mes activités préférées. Mes images et mon projet pourraient échouer, mais au moins les personnes que j’ai documentées ont pu exprimer leurs pensées et leurs sentiments avec leurs propres mots.
Quel a été l’accueil, les réactions à Manila Gothic aux Philippines. Y a-t-il un espace pour montrer de tels travaux ?
Je n’ai aucune idée de la réaction que mon travail a suscité. Mon public est occidental. Je suppose que tous les publics sont indifférents jusqu’à ce que quelqu’un ou quelque chose, individu, groupe, publication, institution.. vous aborde avec une réaction. Pour l’essentiel, je pense que les gens dans leur ensemble ont qualifié la série de conceptuelle et la considèrent comme une vue alternative à la couverture photographique quotidienne. Je ne sais vraiment pas quelle est ou était la réaction à vrai dire. La série a été publiée à plusieurs endroits, donc elle a fait une petite impression.
Le ton presque dual bleu et ocre donne à ta série un mélange de froideur et d’intense mélancolie. Qu’est-ce qui t’as conduit à cette identité visuelle singulière ? A-t-elle été influencée par une iconographie spécifique ?
C’était simplement une fonction et un résultat de l’appareil photo et du filtre très spécifique que j’utilisais. L’appareil est un Nikon D5100 à spectre complet qui capture une combinaison d’infrarouges, d’ultraviolets et de lumière visible. La majorité des photos ont été prises avec un objectif à bascule sur ce boîtier pour donner une impression d’instabilité et de distorsion. J’ai utilisé le filtre Super Blue de Lifepixel, qui est très inhabituel et n’a pas d’équivalent dans la gamme des filtres en gélatine de Wratten.
Que s’est-il passé après l’arrêt des exécutions et la fin de ton travail aux Philippines ?
Je suis rentré aux Etats Unis pour tenter de repenser mon travail et ma vie après le Manila Gothic, c’était en 2017. J’affrontais plusieurs problèmes personnels et j’ai passé environ un an et demi à réfléchir à ce que je devais faire ensuite, tout en me concentrant sur ma vie à New York. Je suis revenu à Manille en novembre 2018 pour finaliser mon premier ouvrage important, Dead to Rights sur lequel j’ai travaillé entre 2007 et 2018. Il met en scène mon collaborateur, ami et fixer Rica Concepcion et porte sur l’histoire, la ville et la société de Manille. Cette série est l’œuvre de ma vie et je l’ai commencée quand j’avais 20 ans. J’ai maintenant 31 ans. Elle intègre quelques photos de Manila Gothic. Je suis heureux de clore ce chapitre et de passer à autre chose.