Futari
Est-ce l’effet miroir, le dédoublement presque parfait du modèle, la photographie semble être le médium qui rend le mieux compte du mystère et de l’ambiguïté de la gémellité. Avec Maki Umaba photographe et objet de sa recherche et sa sœur, la boucle semble bouclée, comme jamais.
La gémellité est une curiosité génétique qui représente 1,25% des naissances. Toi et ta sœur faites partie de cette petite population. Qu’est ce qui t’as poussé travailler en images sur ce sujet ?
C’est vrai que les jumeaux sont rares, mais cela n’a pas eu d’influence sur le choix de ce thème. Ce serait plutôt dû au fait que je voulais exprimer la peur primordiale que chaque être humain a en lui, celle de ne pas savoir pourquoi nous existons et pourquoi nous sommes ici.
Je pense que la gémellité symbolise d’une certaine façon cette peur, et j’avais envie de la rendre palpable pour nous rappeler que c’est ce qui nous lie entre tous les humains.
J’avais 21 ans quand j’ai commencé cette série. C’est un travail qui a duré à peu près 3 ans, depuis ma dernière année d’étude jusqu’à ma deuxième année en tant que photographe professionnelle.
Je n’ai pas continué par la suite car j’avais envie de passer à autre chose. Je ne voulais plus continuer et travailler et exprimer ce sujet en photographie, mais ça a constitué une étape importante pour enfin trouver mon indépendance par rapport à ma sœur.
Je me suis ensuite intéressée à ce que les personnes laissent apparaître d’eux-même pendant leur sommeil.
Actuellement, je me penche sur la vitalité des femmes au sens large. Non pas ce qui s’exprime intentionnellement par elles, mais plutôt la force qui circule naturellement en elles.
Je ne peux pas prédire, mais j’imagine qu’il ne serait pas impossible que je continue la série Futari lorsque ma sœur et moi seront vieille, car le contexte sera différent.
Y a-t-il eu dans la composition des photographies, le choix des situations, un travail commun, ou est-ce toi, la photographe qui a tout dirigé ?
Pas seulement la composition, j’ai dirigé intégralement cette série. Ma sœur été seulement un modèle, elle n’est pas intervenue dans le processus créatif. Lorsque que j’ai reçu le prix pour cette série, Araki faisait partit des jurés. Lors de la soirée de remise des prix, il m’a dit « Tu es Rodin et ta sœur est Camille Claudel ? ». Mais je n’étais pas vraiment d’accord avec cette affirmation…
Ma sœur ne n’était pas du tout intéressée par mon travail, ni au sujet. À cette époque ma elle étudiait la sculpture aux Beaux-Arts dans une région éloignée de Tokyo. Comme j’habitais à Yokohama, j’allais la voir une fois par mois. Elle était simplement contente de me voir, et comme je lui offrais le Mac-Do, elle a accepté de faire le modèle. Elle était insouciante, mais moi, j’étais complètement dans mon travail artistique. Je sentais que tant que ce thème n’était pas mené à bien, je ne pouvais pas commencer ma vie en tant qu’artiste. Les autres jours je réfléchissait à comment réaliser ce travail et faisais des croquis pour sa composition. Et pendant que je me promenais avec ma sœur, il m’arrivait de prendre des photos de manière plus intuitive si par hasard le lieu où nous étions m’inspirait. Ma sœur est actuellement une designer de bijoux mais jusqu’à présent, on n’a jamais collaboré. En ce qui concerne la production artistique, nos univers ne se mélange pas.
La traduction japonaise est “il y a deux personnes”. C’est un mot qui renseigne sur le nombre de personne. On utilise ce mot aussi pour désigner un couple. En dehors de ces deux significations, il n’y a pas d’autres sens. J’ai choisi ce mot pour sa simplicité, qu’il ne soit pas chargé émotionnellement afin de laisser le public libre d’interpréter mon travail.
Pour moi le chiffre 2 est le nombre par lequel tout commence. Il en va de même pour les relations. Bien que le « deux » permette la multitude et ouvre sur la lumière des possibilités, il comporte une part de solitude, car il implique une relation dont on ne peut échapper. L’autre nous apparaît alors comme une sorte de miroir qui renforce ce sentiment de solitude.
Quand on pense gémellité et photographie, apparait immédiatement dans les esprits la photo de Diane Arbus Identical Twins. Prise en 1967, c’est une des photographies les plus connues et les plus obsédantes. Que t’inspire, à toi qui en tant que jumelle en est le sujet, cette photographie ?
Tout d’abord, j’aime beaucoup Diane Arbus. Elle considérait les jumeaux comme atypiques, un peu freaks. Son regard n’est pas bienveillant et aborde le sujet avec froideur. Mais pourtant elle est animée par une curiosité naturelle sans préjugé ou mépris, comme s’il n’y avait pas de séparation entre elle et le sujet. Pas seulement pour le sujet des jumeaux, elle s’intéresse par le côté freaks qu’elle observe minutieusement dans un miroir qui reflète une partie d’elle-même. J’aime vraiment ça.
Je pense qu’il y a quelque chose de déroutant et en même temps fascinant dans le fait de connaître les gens. Quand je regarde son travail réveille en moi le violent désir de connaître les autres.
Ce qui provoque un malaise dans la gémellité c’est la ressemblance, car elle fait ressentir la perte d’individualité. Mais lorsque je regarde d’autres jumeaux, je remarque tout de suite les différences entre eux. Ce qui est vraiment angoissant, ce n’est pas la ressemblance physique, mais la ressemblance qui se trouve à l’intérieur.
La différence avec d’autres travaux comme le fascinant Water drops de Giovanni de Angelis* et le tien est que ce portrait de jumelles est également ton auto-portrait dédoublé. Ce qui est à ma connaissance unique en photographie. Ce travail a-t-il aussi été une introspection pour toi ? A t-il modifié ton rapport à ta soeur (ou à l’image que tu avais de vous) ?
Pour comprendre le sens de mon existence, j’avais besoin de comprendre d’abord la relation entre ma sœur et moi. C’est pour cela qu’il s’agit d’un double autoportrait.
Depuis mon enfance, mon regard a été dédoublé. Il y a le mien en vue subjective, et celui extérieur à moi, et nous regarde. Ma sœur est pour moi comme miroir qui reflète à la fois les côtés lumineux et aussi la part d’ombre de mon être. C’est pour cette raison qu’il n’était pas possible de faire un autoportrait sans la présence de ma sœur.
J’ai commencé ce sujet pour en finir avec mes questions existentielles et sortir de ma relation trop fusionnelle avec elle, et aussi supprimer son existence dans ma tête. Peut-être que j’avais envie de commencer réellement ma vie. Je sentais que je devais couper ce lien pour trouver ma propre identité.
Seulement en surface, la relation avec ma sœur n’a pas changé. J’ai repris des photos au moment où ma sœur a commencé à être enceinte, pour continuer cette série, mais à la naissance de son enfant j’ai perdu complètement l’intérêt de nous prendre en photo. Nous avons toutes deux fondé une famille, et ce nous qui représentait par le passé ma sœur et moi, s’est agrandi et a changé de sens.
Mais lorsque nous serons vieilles, que nos enfants seront partis faire leur vie, comme je l’ai dit précédemment, peut-être que je recommencerais de prendre des photos.
*Giovanni de Angelis a travaillé à Candido Godoi, au Brésil, sur une communauté de Brésiliens d’origine allemande et polonaise, et qui compte, personne ne sait pourquoi, dix fois plus de jumeaux que la moyenne mondiale. La présence de Joseph Mengele, le bourreau nazi fasciné par les jumeaux dans la région à la fin des années 60 a jeté un voile de sordide supplémentaire sur ce phénomène…
Maki Umaba vit et travaille à Tokyo. Elle a publié We Are Here chez Akaaka.